Chacun sait qu’un mystérieux chat du Cheshire tient de curieux propos à la curieuse Alice, dans le célèbre récit de Lewis Carroll. Qui plus est, ce chat disparaît, mais son sourire demeure, flottant dans le vide.
Nous inspirant de cette situation, nous avons imaginé le jeu d’écriture suivant : d’abord écrire une phrase contenant le mot sourire et disposée en sourire dans la page ; puis, pour la faire disparaître, écrire par dessus un texte masque qui réutilisera les mots de cette phrase, mais pris dans un autre contexte grammatical ou sémantique. Ainsi, la phrase est là sans être là… seule la couleur ou telle autre modification typographique en rappelle la présence, qui peut se lire selon la courbe du sourire.
Les 10 textes présentés ici en sont quelques exemples produits en 5A et 5B: Sylvie et Annabella à partir d’un sourire de MAI Minh Anh et d’un masque de VINH TON NU Kathy, Le Poilu héroïque à partir d’un sourire de Martin DUMAS et des masques de Léna CHERVILLE et Bernard BUI, La coccinelle des bois à partir d’un sourire de OH Ji Won et d’un masque purement collectif, Les goinfres à partir d’un sourire d’on ne sait plus qui et d’un masque de MAI Minh Anh, Les compliments à partir d’un sourire de Luna GREEN et d’un masque de Leyla HOANG, Sous la lune à partir d’un sourire et d’un masque de Viêt Duy LE DERENNE, Tommy et Jeremy à partir d’un sourire de Sathine VAGBA LEGA et des masques de Viêt Duy LE DERENNE et Alain BROD, Bibi le babouin à partir d’un sourire de Léo AUCANTE et des masques de Julie CABANAT, Loé LARSEN MATSUMOTO et CHOI Eun Seo, L’employé de bureau à partir d’un sourire de HONG Hoang Khoi et des masques de Charlotte GRESWOLD et Myan CAPA, La vérité du loup à partir d’un sourire de David TRAN et d’un masque de CHOI Eun Seo. Mais il s’agit d’écritures collectives: à partir de ces propositions d’élèves combinées entre elles, tous les autres élèves de la classe étaient invités à y apporter toute amélioration possible, à proposer leurs solutions pour résoudre tel ou tel problème d’expression, sous la direction et parfois avec l’aide du professeur, jusqu’à parvenir à un état du texte satisfaisant.
Le grand intérêt de cette contrainte d’écriture (contrainte assez difficile à satisfaire, comme s’en rendra compte celui qui voudra s’y essayer) tient au fait que pour intégrer les mots ou syllabes arbitrairement fixés dans le texte, et surtout respecter les distances imposées entre eux ou entre elles (tout écart entraînant une malencontreuse déformation du sourire) le rédacteur est obligé de pousser très loin sa réflexion sur la cohérence logique du texte, et de mener cette réflexion d’ensemble en étroit accord avec la réflexion syntaxique et lexicale, à l’échelle de la phrase. La progression se fait de plus en plus ardue au fur et à mesure des obstacles que le masque rencontre en franchissant le sourire, de sorte qu’il faut parfois changer l’ensemble à partir du détail, écrire de droite à gauche, aller chercher loin la prise magique qui, ainsi qu’une petite écaille imperceptible, permet à l’alpiniste de franchir un surplomb. Un autre intérêt est que cette activité oblige à prendre conscience des ressources dont dispose le cerveau collectif de la classe, ainsi que du temps qu’il est absolument nécessaire de perdre pour obtenir les meilleures solutions: pinailler et piétiner, en littérature, c’est avancer. D’abord, il faut savoir poser clairement les termes du problème rencontré localement, puis baliser et explorer plusieurs pistes possibles pour résoudre celui-ci, et enfin faire notre choix parmi toutes les solutions mises en concurrence et soigneusement évaluées selon leurs mérites respectifs: quand il faut un quart d’heure, ou plus, pour trouver un mot, il est d’autant plus précieux!
Fabien GIARD, professeur de Français des 5A et 5B